Bienvenue dans l’hypervie active : Enquête sur la fusion du travail et de la vie
« J’en ai assez, mes pâtes ont le goût de mes mails » : quand cette expression a fusé en conférence de rédaction, elle nous a fait sourire, mais surtout elle nous a arrêtés. Les pâtes qui prennent le goût des mails, les repas qui n’ont plus de saveur, les pauses qui n’apportent plus ni rires ni cancans : l’image nous paraissait résumer une expérience que nous faisons tous depuis quelques mois. Nous sommes nombreux à être passés d’un télétravail imposé pendant la durée du confinement à un modèle flou qui se cherche, où alternent les journées passées au bureau et chez soi. La crise du Covid-19 ne fait d’ailleurs qu’amplifier et accélérer une tendance de long terme, née de l’extension du réseau et des outils connectés, au décloisonnement des temps de travail et de loisir. Or le phénomène est profondément ambivalent. D’un côté, le travail à la maison supprime les heures perdues dans les transports, il permet de jouir d’un confort domestique, de la cuisine proche, mais aussi des disques ou des loisirs à disposition. Il devient possible de partir marcher une heure en pleine journée ou d’aller voir un film, ce que l’ordinaire du bureau exclut. Mais ce caractère agréable du décloisonnement n’empêche nullement que la motivation nous quitte parfois, que les réunions en visioconférence semblent s’enchaîner dans un continuum ininterrompu et terne que ne ponctuent même plus les discussions autour de la machine à café ni les plaisanteries lancées à la cantonade.
“Nous n’avons pas envie de revenir à la triade métro-boulot-dodo. Mais nous nous sentons déjà menacés par la dyade boulot-dodo”
Lorsque, le matin, on arrive fatigué au bureau, par une sorte de transvasement, l’énergie des autres nous réveille et nous galvanise. Lorsqu’on reste chez soi, cette émulation n’existe plus. Une journée de vague à l’âme ou de lassitude n’a plus d’issue. Nous voici donc, collectivement, le cul entre deux chaises. Nous n’avons pas envie de revenir à la triade métro-boulot-dodo. Mais nous nous sentons déjà menacés par la dyade boulot-dodo. Comment retrouver ses marques ?
Cloisonnement ou tressage ?
Avant même d’ouvrir l’enquête, il n’est pas inutile de clarifier l’ordonnancement des travaux et des jours. Le temps qui nous est alloué, nous le répartissons, de façon à la fois contrainte et libre, entre plusieurs types d’activités selon un schéma générique (ci-dessous).
Dans une configuration traditionnelle, l’activité rémunérée est séparée spatialement de l’activité non rémunérée. L’usine, le bureau sont à la fois des unités de production – du point de vue économique – et des théâtres sociaux où chacun revêt un rôle bien défini. Cette distinction des espaces offre une certaine liberté : elle me préserve, car je sais que, sorti de l’usine ou du bureau, je peux enfin redevenir moi-même. J’abandonne ma tenue, mon rictus, mon dos droit, ma démarche énergique, mais aussi mon jargon professionnel. Je redeviens le mari ou la femme, l’amie ou le copain d’enfance, le père ou la sœur. J’exprime mes sentiments, mes opinions politiques et mes désirs.
De plus, idéalement, les activités rémunérées pénibles sont compensées par des tâches gratifiantes, comme le poids des corvées domestiques l’est par des moments de convivialité ou d’amour. Au quotidien, je cherche donc à échafauder un système de compensations, à faire en sorte que la vie privée ne soit pas qu’une suite de résolutions de problèmes administratifs ou matériels, et que la vie professionnelle ne soit pas non plus un esclavage. Si nous avons été nombreux à nous réjouir de ne plus avoir à nous rendre au bureau cinq jours sur cinq, c’est sans doute parce que nous avons pensé, dans une configuration plus souple, pouvoir tirer notre épingle du jeu, autrement dit tresser les activités attrayantes et rébarbatives, qu’elles soient rémunératrices ou non, tout au long de la journée, selon nos priorités et nos envies. Mais entre ce beau projet et la pratique, n’avons-nous pas constaté un écart ?
De préoccupantes inégalités de genre
Sociologue à l’Institut national d’études démographiques (Ined), Anne Lambert a coordonné une étude récente publiée dans la revue Population et Sociétés, « Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de Covid-19 a changé pour les Français », qui amène clairement à déchanter. Le résultat est implacable : dans les faits, le télétravail a révélé de massives et persistantes inégalités de genre. Parmi l’ensemble des actifs qui occupaient un emploi au 1er mars 2020, 30 % étaient à l’arrêt deux mois après et 70 % travaillaient encore. Mais, précise Anne Lambert, « si trois hommes sur quatre ont réussi à conserver leur emploi au bout de deux mois de confinement, seules deux femmes sur trois ont pu le faire ». L’inégalité de salaire entre hommes et femmes, mais aussi le fait que le soin et l’éducation soient largement confiées à ces dernières expliquent la différence. Quand, dans un couple actif, il n’était pas possible de conserver les deux emplois, parce que les enfants demandaient qu’on s’occupe d’eux, ce sont les femmes qui se sont sacrifiées. « De plus, les femmes en télétravail sont moins nombreuses à bénéficier d’une pièce isolée – un bureau ou une chambre non partagée – que les hommes. Et là, l’inégalité est de nouveau éloquente : 41 % des hommes qui télétravaillent le font depuis une pièce dédiée, tandis que c’est le cas d’un quart des femmes. » Une chambre à soi : ce titre manifeste de Virginia Woolf, qui remonte à 1929, n’a rien perdu de son actualité.
“La généralisation du télétravail équivaudrait, dans l’état actuel de nos sociétés, à une aggravation des inégalités entre hommes et femmes !”
« Ce qu’on met en évidence, renchérit Caroline Closon, chercheuse en psychologie du travail à l’Université libre de Bruxelles qui travaille sur l’interface vie professionnelle-vie privée, c’est que l’organisation des tâches domestiques, éducatives et logistiques favorise la productivité ou la disponibilité professionnelle des hommes et défavorise celles des femmes. Dans les couples où la femme gagne autant ou plus que l’homme, cette tendance ne s’inverse pas. Simplement, les tâches domestiques sont déléguées à des nounous et à des femmes de ménage, mais les hommes ne s’investissent pas davantage. » Ce constat recoupe une observation sauvage que nous avons été nombreux à faire : à la fin du confinement, les femmes étaient beaucoup plus pressées de retourner au bureau que les hommes, car elles échappaient au brouhaha et à la superposition de la charge mentale et des sollicitations professionnelles. La généralisation du télétravail équivaudrait sans doute, en l’état actuel de nos sociétés, à une régression de la position des femmes dans le monde économique !
Mais d’autres difficultés se font sentir. Outre le manque de place – problème suraigu en Île-de-France – et l’aménagement des logements qui ne facilite pas toujours la concentration, la France a un modèle de travail extensif, contrairement à l’Allemagne ou aux pays scandinaves qui ont plutôt un modèle intensif. « Cela commence, explique Anne Lambert, dès les petites classes (la journée d’école des petits Français est très longue) et continue avec les classes préparatoires aux grandes écoles. Cela se poursuit dans la vie professionnelle : ce qui est valorisé, ce sont les très grandes amplitudes horaires, le fait de rester au bureau jusqu’à 19 heures, 20 heures et même au-delà, là où nos voisins allemands concentrent la phase active de la journée entre 8 heures et 17 heures. Bien sûr, les Français ont d’autres avantages, plus de vacances. Mais ils compensent en surtravaillant. » Si l’on transpose ce modèle extensif à la maison, cela signifie que le travail envahit l’ensemble de la journée éveillée.
Enfin, si le télétravail est plutôt l’apanage des cadres et des professions intellectuelles, il existe aujourd’hui une classe de travailleurs peu qualifiés et précaires : « Ce sont les chauffeurs Uber, les livreurs ou encore les travailleurs des plateformes numériques payés “à l’heure de clic”, note Anne Lambert. Ces travailleurs ne bénéficient d’aucune protection. Cela montre bien que le travail indépendant, qui s’apparente parfois à du salariat déguisé, peut devenir contraint et pénible, s’il n’est pas un minimum encadré, et envahissant pour la vie privée. Les entreprises et les organisations professionnelles, les syndicats, veillent à la régulation des horaires de travail, à l’ergonomie des postes, au renouvellement et à l’entretien du matériel informatique et téléphonique, et bien sûr à l’assurance santé, aux congés payés – autant de postes de dépense qui menaceraient d’être reversés aux particuliers si le modèle du travail à domicile non salarié se généralisait à terme. »
La fin des sons de cloche
Le philosophe Pascal Chabot fait partie des chanceux qui ont pu mettre le confinement à profit pour mener à bien un projet personnel et créatif : il met la dernière main à un essai intitulé Avoir le temps, qui paraîtra aux PUF début 2021. Auparavant, il a signé Global Burn-out (PUF, 2013) et Exister, Résister (PUF, 2017). « L’invention de l’emploi du temps, rappelle-t-il, c’est-à-dire du compartimentage du travail et de la prière, s’est faite dans les communautés religieuses européennes, avec l’apparition des règles monastiques il y a mille cinq cents ans environ. Songez à la cloche qui synchronise les consciences. Les règles qui encadraient la vie monastique assuraient bonne gestion, prévisibilité, alternance des rythmes. Et le monde industriel s’en est largement inspiré, ce modèle ayant prévalu dans les usines comme dans les bureaux. Or nous voyons qu’il est en passe d’être abandonné dans beaucoup de secteurs ! » Mais n’est-ce pas une chance ? La règle de saint Benoît ou celle de Frederick Winslow Taylor n’étaient-elles pas coercitives ? « Si, bien sûr qu’il y a une opportunité d’émancipation ! Avant qu’apparaissent les emplois du temps, les paysans ne se disaient pas : je vais faucher ce champ en deux heures trente. Un tel compartimentage est abstrait et fait violence à la vie même, là où il est bon que le travail ou l’œuvre dicte sa propre temporalité. Quand vous construisez un mur en pierres sèches, quand vous écrivez un chapitre, ça prend… le temps que ça prend. Avec le télétravail, nous essayons de trouver un rapport au temps plus fluide et plus spontané et, parfois, nous y parvenons. C’est un polyphasage qui s’invente en ce moment. Je peux travailler, expédier mes e-mails, mais aussi bouquiner ou faire la cuisine au milieu de l’après-midi. »
Le philosophe Yves Citton, auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), confirme : « Ce qui était autrefois réservé à une frange restreinte de la population, à une élite, est en train de se développer, et cela depuis des décennies. Dans le capitalisme industriel classique, un salarié vend sa force de travail, au sens physique du terme, pendant un nombre d’heures défini. Et la quantité de richesses produites est proportionnelle au nombre d’heures passées à l’usine. Avec le capitalisme cognitif, cette règle de proportionnalité ne s’applique plus. Vous devez écrire un article, résoudre un problème informatique, monter une campagne d’influence… Peut-être allez-vous explorer une fausse piste et même ne rien produire de valable pendant une semaine, en travaillant douze heures par jour. Ou, à l’inverse, l’idée décisive vous vient en un déclic, dans votre lit ou le week-end. Seuls les savants et les artistes, autrefois, avaient ce régime-temps particulier, où la productivité n’est pas en proportion linéaire à la quantité d’heures. C’est ce qui est en train de se démocratiser. »
“Quelque chose de pire que l’emploi du temps est en train de nous tomber dessus”
Pascal Chabot, philosophe
Passage à l’hypertemps
Mais alors, c’est l’arrivée de la liberté ? « Eh non ! malheureusement non, répond Pascal Chabot, parce qu’il y a plusieurs écueils. D’abord, quelque chose de pire que l’emploi du temps est en train de nous tomber dessus. C’est ce que j’ai appelé l’hypertemps. Nos ordinateurs et l’omniprésence des horloges font que nous sommes synchronisés en permanence. Et puis, les messages, les e-mails que nous recevons sont des injonctions qui ne disent pas leur nom. C’est le paradoxe : le compartimentage de l’emploi du temps a sauté, mais la contrainte temporelle est omniprésente. » Un constat que partage Yves Citton : « Ce phénomène s’accroît du fait de la prise de conscience de la crise économique, de la fragilité de nos organisations et de nos interdépendances. Ce n’est pas seulement parce que je suis surveillé que je me mets à travailler tôt le matin, tard le soir. C’est parce que je sens que mon activité est menacée et que ma performance engage nos intérêts collectifs. Pour que notre modèle ne s’écroule pas, je réponds à mes supérieurs, à mes collègues : je m’épuise en étant persuadé de travailler “pour nous” (plutôt que “pour eux” ou seulement “pour moi”). J’oublie la culture syndicale du conflit ou de la négociation. Je donne le meilleur de moi-même vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le courriel, puis les visioconférences intensifient cette tendance au long cours. »
Un autre écueil tient à la déstabilisation de la vie du couple ou de la famille par les écrans. « Rien de plus dangereux que d’imposer le temps de son propre écran aux autres, explique Pascal Chabot. Mon écran, c’est l’hypertemps à domicile. Mais les autres, mes enfants, quand je suis concentré dessus, ils ne voient pas la tâche en cours, ils ne perçoivent qu’un fantasme. Je les prive de ma présence, et même je les empêche de communiquer entre eux. »
Enfin, lorsqu’on travaille sur des appareils connectés, il y a un oubli de l’environnement concret. La réunion Zoom est devenue le symbole de cette interaction appauvrie. « On crée à l’aide de ces plateformes un milieu de rencontre isolé de notre milieu de vie réel, ce qui est très curieux, remarque Yves Citton. Prenons l’exemple des colloques universitaires. Pourquoi se déplacer en avion et loger à l’hôtel des chercheurs, ce qui est polluant et onéreux, alors qu’ils pourraient partager leurs communications sur Zoom ? Réponse : la plupart des bonnes idées, les pistes de collaboration fructueuses qui sortent de ces colloques sont liées aux échanges informels. Zoom nous focalise sur le centre formel de la réunion de travail mais nous ampute du milieu de la collaboration. Nous nous trouvons donc dans un moment traumatique, coupé de ces relations vivifiantes qui rendaient le travail intéressant. »
Si les pâtes finissent par prendre le goût des mails, c’est peut-être enfin dû à la neutralisation des corps. On n’a plus vraiment faim, puisqu’on reste immobile toute la journée, assis devant son ordinateur. « Dites à votre collègue d’aller nager deux heures ou de se promener en forêt, et vous verrez qu’au retour ses pâtes auront du goût ! ironise Pascal Chabot. Parce qu’il y a au moins une règle d’hygiène de vie simple à appliquer : quand vous travaillez sur écran, ne vous divertissez pas sur écran. Sinon, vous n’avez jamais la sensation de quitter votre travail. » La perspective est douce-amère ? Bienvenue dans l’hypervie active.
Cet article a été reproduit avec la permission expresse de Philonomist.
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